Diversité - 24 mars 2022

Quantification ethno-raciale des effectifs en entreprise : qu’en est-il de la France ?

Chaque 21 mars, la France célèbre la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale. En matière de lutte contre les inégalités, notre pays dispose d’un arsenal législatif, en principe, très complet. Pourtant, les discriminations à ce sujet persistent dans un pays encore réticent à l’idée d’aborder les questions d’inégalités raciales, et cela notamment en entreprise. Une thématique souvent mise de côté au profit d’aspects plus consensuels de la diversité tels que la parité, les générations ou le handicap.

Les discriminations persistent dans la société et en entreprise

En analysant les différentes études mesurant les discriminations envers les minorités visibles, force est de constater que même en 2022, il reste du chemin à parcourir. Selon l’édition 2019 de l’Eurobaromètre sur la discrimination, 74% des Français considèrent la discrimination selon l’origine ethnique comme très répandue en France, contre 59% pour l’ensemble des autres pays européens. En 2021, le « baromètre racisme » de la CNCDH[1] a dévoilé que 62% des Français estiment qu’« aujourd’hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant » et pour 73 % d’entre eux, « de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale ». Une atmosphère ambiante confirmée en 2020 par le Défenseur des droits qui indique que l’origine réelle ou supposée constitue le deuxième critère de discrimination après le sexe. Dans cette étude, 11% des individus déclarent avoir vécu une ou des discriminations en raison de l’origine ou de la couleur de peau au cours des cinq dernières années. De son côté, la CNCDH relève dans son rapport que les actes racistes sont en hausse de près de 40 % en France en 2019. Les personnes noires et maghrébines subissant « plus de discriminations que le reste de la population ».

En entreprise, et bien que les organisations de plus de 250 salariés aient l’obligation de former les personnes chargées du recrutement à la non-discrimination, l’accès à l’emploi des populations racisées[2] est un sujet problématique. En effet, près de la moitié des saisies du Défenseur des droits pour discrimination raciale sont relatives à l’accès à l’emploi. Depuis quinze ans, les mesures réalisées montrent une stagnation : en 2015, l’institut Montaigne réalisait un testing de grande ampleur pour mesure les inégalités dans le recrutement. Un testing est une méthode légale consistant à envoyer des CV de candidats fictifs en réponse à des offres d’emploi réelles, puis à mesurer les taux de réponses en fonction des différents profils. A parcours et compétences égales et pour recevoir un retour positif des recruteurs, il fallait en moyenne un envoi de 5 CV pour le candidat Michel, perçu comme catholique, contre pas moins de 20 CV pour Mohammed, perçu comme musulman[3]. Enfin en 2020, 7 grandes entreprises françaises ont été épinglées par le gouvernement pour « présomption de discrimination à l’embauche » à la suite d’une campagne de testing démontrant qu’un candidat dont le nom ayant une consonnance maghrébine avait 25% de chance en moins d’avoir un retour sur sa candidature. Les jeunes issus de l’immigration sont particulièrement touchés par la discrimination à l’emploi : les préjugés qu’ont les entreprises envers ces derniers sont nombreux tels qU’un manque de savoir-être, de maîtrise des codes de l’entreprise qui pourraient les rendre difficiles à gérer ou encore une incompétence supposée. Cette discrimination se traduit par un taux d’emploi plus faible concernant les jeunes issus des Quartier prioritaires de la Politique de la Ville (QPV).

L’égalité républicaine, une spécificité française

A l’heure où le pays fourmille d’expressions telles que « minorités visibles », « discrimination positive », « égalité des chances », « assimilation » ou encore « communautarisme », il paraît important de rappeler que la collecte de statistiques publiques ethno-raciales n’a pas sa place dans notre pays. A contrario du Canada, des États-Unis et du Royaume-Uni, qui contraignent les entreprises à rendre compte publiquement les résultats de leurs effectifs ethniques, cette quantification est proscrite en France depuis 1978. La loi Informatiques et libertés, stipule en effet qu’” il est interdit de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci.”

En effet, le pays des Lumières, marqué par sa tradition républicaine et assimilationniste, récuse la prise en compte des spécificités individuelles et se présente, en principe, comme étant statistiquement aveugle à la race (comme construction sociale, au sens sociologique du terme). Cette vision universaliste propre à la France conduit à la mise en place d’obstacles à la lutte contre les discriminations ethno-raciales. Il existe à ce propos deux points de vue divergents : certains la considère comme étant une source d’informations indispensable pour mesure les inégalités, comme c’est déjà le cas par la quantification des effectifs des salariés en situation de handicap, ou en fonction de leur âge et de leur sexe, tandis que les seconds les perçoivent comme propices à transgresser des valeurs républicaines qui ne reconnaissent aucune communauté. Cette vision particulière, qui est le fondement de notre démocratie, ne masque cependant pas la réalité des discriminations qui ne paraissent pas se réduire. Cette posture est justifiée, entre autres, par le premier article de la constitution de 1958 qui promeut le caractère d’indivisibilité des citoyens et le traitement égal devant la loi, quel que soit leur origine, race ou religion. Cependant, dans quelle mesure peut-on considérer ces minorités et tenter d’agir sur les leviers d’inégalités, tant que celles-ci restent invisibles statistiquement parlant ?

Des outils pour mesurer la diversité ethnique en entreprise

Bien que les statistiques ethno-raciales soient interdites par la loi française, il n’existe pas d’interdiction formelle de mesurer par d’autres moyens la diversité ethnique en entreprise. Ainsi, les organisations ont la possibilité d’adopter certains outils afin de quantifier leurs effectifs pour agir sur les inégalités professionnelles. Mais à certaines conditions : il faut prendre soin de protéger les données personnelles de ses salariés, en utilisant des méthodes de collectes légales comme la récolte des informations sur la base du volontariat, les études patronymiques ou encore de nationalité. Par ailleurs, la Cnil et le Défenseur des droits ont mis en place en 2012 un guide permettant d’orienter les entreprises de manière à avancer sur ce sujet sans aller à l’encontre du cadre légal. L’utilisation de l’index diversité mise en place par le gouvernement autorise les organisations, sur la base du volontariat, à mesurer la place accordée aux différentes minorités dans leurs effectifs, notamment celles ethno-raciales. Cet outil permet un état des lieux des politiques de diversité des organisations répondantes afin d’en tirer des mesures correctives concrètes.

Autre piste, l’initiative du programme “1 jeune, 1 solution” proposé par le gouvernement qui permet de créer des ponts entre les QPV et les recruteurs. Cette plateforme en ligne est un outil efficace pour mettre en avant la lutte contre les discriminations en matière de recrutement et inciter les entreprises à diversifier l’origine socio-économique de leurs talents. Les associations qui œuvrent dans le domaine de l’insertion professionnelle pourront également jouer le rôle de médiateurs entre les entreprises et les candidats issus de QPV, afin de maximiser le rôle de ce programme gouvernemental. Le mentorat proposé par des acteurs comme Télémaque ou Article 1, ou encore le programme Innov’Avenir de Les entreprises pour la Cité sont autant de moyens permettant aux jeunes issus de QPV d’intégrer les effectifs des organisations. Enfin, l’expérimentation de campagnes de testing en interne, ou la démocratisation du CV anonyme sont des moyens pertinents pour ajuster ou prévenir les biais cognitifs pouvant influencer les recruteurs. Il est par ailleurs essentiel de sensibiliser et mobiliser le top management, qui a la capacité décisionnaire pour impulser ces changements au sein des entreprises.

A l’heure où les politiques d’inclusion de la diversité s’intègrent progressivement dans la démarche globale RSE, les actions en faveur de la lutte contre les discriminations ethno-raciales sont paradoxalement peu visibles. Ces dernières sont pourtant bien réelles, que ce soit dans la société et dans l’emploi, mais bien souvent reléguées au second plan par d’autres thématiques de la diversité. Le contexte français baigné d’égalité républicaine rend en effet difficile la libération de la parole au sein des organisations et le déploiement d’initiatives concrètes. C’est pourquoi il sera capital dans les prochaines années d’engager un effort de mobilisation des différents acteurs clés, dans un maillage d’actions efficaces par un engagement conjoint de l’Etat, des organisations et des associations.

 

 

 

 

 

[1] Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme

[2] désigne la condition d’une personne victime de racisation, c’est-à dire qu’elle est assignée à une race du fait de certaines caractéristiques subjectives.

[3] https://www.institutmontaigne.org/publications/discriminations-religieuses-lembauche-une-realite


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